NOTE D’INTENTION
« La jalousie ! C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit. » Macbeth. Shakespeare. Eblouissant portrait d’une femme de quarante ans à travers un moment essentiel de sa vie amoureuse, ce texte est particulier dans l’oeuvre d’Annie Ernaux. Ce court roman de 2002 au rythme rapide nous fait entrer en empathie avec un personnage étonnamment vivant, et j’ai eu immédiatement envie de le porter sur scène : cette femme, donc, se sépare de l’homme qui partageait sa vie depuis cinq ans. C’est elle qui le quitte, avec sans doute un peu l’espoir de le retrouver un jour... Mais il s’éprend d’une autre dont elle ne sait rien, et dont son ex-amant lui cache l’identité. Tout connaître alors de sa rivale sans visage devient une obsession, et elle entre dans une passion jalouse qui occupe ses jours et envahit ses nuits :
« Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre. Elle m’accompagnait partout, me dictait mes émotions. En même temps, sa présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me maintenait dans une fiévreuse et constante activité. J’étais au double sens du terme, occupée. » C’est une folle enquête, minutieuse, systématique, que nous suivons au fil des minutes comme un thriller amoureux. Nous partageons ses craintes, son ironie mordante, son langage cru, ses faiblesses et ses audaces qui la rendent bouleversante et drôle. Obsédée par la personnalité de l’autre, accumulant des détails imaginaires qui alimentent sa fièvre, la femme nous livre peu à peu par touches l’impressionniste portrait d’une autre, qui à certains égards lui ressemble comme un double effrayant. Son récit est à la lisière du fantastique quand elle s’échappe du réel, comme maraboutée, à la recherche de sa « rivale » aux mille visages. Au delà de ce qui semble être une parfaite peinture de la jalousie, Annie Ernaux nous livre le portrait intime d’une femme contemporaine. Je n’aurais pas monté ce projet si je n’avais l’actrice rêvée pour le réaliser. Je suis très heureux de travailler avec Romane Bohringer - au sommet de son art - qui joue ce personnage aux multiples facettes et de poursuivre notre collaboration dans un registre encore inédit pour nous.
La musique jouée sur scène par Christophe « Disco » Minck est essentielle dans ce spectacle, elle est la partenaire du texte et du jeu. Harpe, synthétiseur et piano arrangé se mêlent aux mots et tendent le récit. Les images de Simon Pradinas complètent le tableau...
Pierre Pradinas, Mai 2018
Chère Annie,
J’ai tellement de chance que Pierre m’ait choisie pour interpréter votre texte. On me demande d’écrire sur vous, de raconter pourquoi je suis si heureuse de dire vos mots. Je n’y arrive pas. J’ai jeté mille brouillons. Je vous aime trop. Sans vous connaître. Je suis trop impressionnée par votre humanité, par votre esprit, par votre intelligence. Par votre écriture flamboyante, qui dit « Je », mais qui parle de nous tous. Car, finalement, toutes nos histoires se ressemblent. Nous sommes si semblables quand nous aimons et quand nous nous désespérons. Mais nous, nous n’avons pas votre langue, pour nous raconter. Votre langue magnifique. Qui m’accompagne. Qui me grandit. Qui, pour vous citer, « m’a rendue à moi-même ».
Romane Bohringer, Mai 2018