IL Y A DANS LA NUIT DES ROIS un entrelacs de questions qui sont brûlantes pour moi. Sommes-nous condamnés à n’avoir de relation qu’avec l’idée qu’on se fait de l’autre ? Avec nos propres fantasmes ? La solitude est-elle un horizon indépassable ? C’est une pièce sur une humanité qui boîte, empêtrée dans un idéalisme stérile. Et c’est aussi une comédie extraordinairement vivifiante sur le désir-monstre qui transcende les genres, les lois, les formes.
Twelfth night – c’est le titre orignal – désigne le douzième jour après Noël. C’est donc au coeur de l’hiver que je situe la fable. Nous sommes un peu comme dans les communs d’une grande demeure endormie. Olivia d’un côté, Orsino de l’autre, ont plongé leur suite dans une forme d’hibernation. L’une est ivre de son deuil et l’autre est ivre de musique et d’amour solitaire. Chacun est enfermé dans ses rêves de pureté, dans les bonnes formes, dans le langage même qui nous éloigne du réel bien qu’il en soit le seul témoin.
Ce qui est merveilleux, c’est que Shakespeare tire de ce premier constat morbide d’un monde à l’âme malade, une comédie désopilante autant que touchante où tout est mis cul par-dessus tête.
L’entrée par effraction du désir incarné par Viola / Sebastien est porteur d’un désordre jubilatoire. J’aimerais aussi que le public entende cette charge salutaire : l’idéalisme, c’est la mort. Ce sont les « pauvres monstres » – ceux qui sont dépareillés, non conformes, corrompus – qui sont porteurs de la joie et de la vie. La pièce est aussi le lieu d’un grand affrontement entre le Fou qui livre là, sans doute, son dernier combat et Malvolio, le faux puritain qui a pris sa place de guide spirituel auprès des puissants. C’est une luttesouterraine autant que primordiale. Et comment ne pas reconnaître le portrait de notre époque qui voit elle aussi, comme par un pli de l’histoire, la horde des faux puritains de tous poils supplanter les fous ? N’en déplaise aux esprits chagrins, La Nuit des Rois est aussi une grande fable politique !
J’ai voulu faire du plateau « le périscope de l’âme », comme le décrit Kafka. Un genre de grand dortoir pris dans un rayon de lune qui s’anime dans la nuit, comme dans un rêve, peuplé d’êtres mélancoliques et drôles… Notre Illyrie, je la situe au bout de la ligne du transsibérien… dans une demeure hors d’âge, comme prise dans la glace. Des lits séparés par des paravents, un piano désaccordé…
La musique tient une place essentielle dans La Nuit des Rois. La pièce débute sur ces vers :
Si l’amour se nourrit de musique, jouez donc,
Donnez-m’en à l’excès, pour qu’ainsi rassasié
Mon appétit s’écoeure, étouffe et enfin meure.
Elle se conclut sur une chanson du Fou. La première étape de notre travail a été et reste l’élaboration de notre propre traduction ou plus exactement de notre version scénique.
Cette démarche permet de sortir la pièce de l’histoire littéraire et de raviver sa véritable nature : une écriture de plateau. Les pièces de Shakespeare se sont écrites en grande partie dans un va-et-vient permanent avec les acteurs, leur nature, leurs improvisations parfois. Nous avons tenté de ranimer cette démarche avec nos moyens. J’ai cherché à retrouver la parole plus que les mots. Il y a une réplique qui éclaire bien le travail que nous nous proposons de mener avec les acteurs de la distribution : Je ne suis pas son fou, je suis son corrupteur de mots.
Corrompre les mots pour mieux dire la pensée à vif : « Que jamais la voix de l’enfant en nous ne se taise, qu’elle tombe comme un don du Ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute puissante sauvagerie », comme le dit si justement Louis René des Forêts.
Clément Poirée