NOTRE DÉMARCHE
Fortes de la création de notre premier spectacle Le Monde Renversé, nous avons poursuivi notre laboratoire théâtral où les frontières entre écriture, dramaturgie et jeu s’estompent. Chacune s’essayant à toutes les positions à tour de rôle, sans hiérarchie aucune, nous perpétuons ce travail de recherche partant de faits sociologiques et politiques avec pour objectif de les faire délirer théâtralement. C’est encore une fois à partir de la force collective émanant du rassemblement de nos intimités que nous élaborons notre processus d’écriture collective. Le plateau reste un outil commun où nos recherches s’élaborent, dans une temporalité longue, avec ce qu’une création collective implique d’achoppements, de fulgurances, de piétinements et de joies.
Avec Tiens ta garde, nous souhaitions nous inscrire dans la continuité du travail entamé depuis Le Monde Renversé, en nous inspirant d’ouvrages théoriques pour en extraire une matière théâtrale, faite
« de chair et d’os ». C’est pourquoi tout au long de notre parcours, il nous importe de rencontrer des universitaires, des chercheur.se.s, engagé.e.s dans une démarche militante, des corps ou des parcours de vie parfois éloignés du milieu théâtral.
Nous sommes un collectif fait de plusieurs individualités, de plusieurs corps de métiers, de multiples univers. Nous nous entraidons tandis que d’autres nous aident, nous soutiennent. Nous ne sommes pas seul.e.s. Nous sommes nombreux.ses. Le plateau reste à nos yeux notre lieu des possibles, pour déployer des envies sincères, des désirs urgents, des pensées secrètes, un lieu où peuvent cohabiter l’intime et le politique, nos vies quotidiennes et nos vies rêvées.
Nous inscrivons toujours notre démarche dans la lignée des féministes des années 70. De la notion d’empowerment aux luttes acharnées que mènent encore des militantes féministes aujourd’hui, nous souhaitons écrire un théâtre singulier, accessible, empreint du travail nécessaire d’exploration des rouages du capitalisme et du patriarcat pour tenter d’imaginer d’autres formes de résistance à la marchandisation du corps et du vivant, pour aussi rendre sensible les actions de celles et ceux qui participent à ré-écrire notre monde autrement.
L’ARGUMENT
A l’instar de Caliban et la sorcière de la féministe Silvia Federici, qui avait été la base du Monde Renversé, le point de départ de Tiens ta garde est l’ouvrage philosophique d’Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence, publié en 2017.
La philosophe française et professeure à l’université Paris VIII
y dresse une généalogie de l’autodéfense en prenant appui sur différents mouvements politiques, différentes périodes historiques, différents groupes d’individu.e.s pris.e.s dans des mouvements de résistance.
Qui subit la violence ? À qui a-t-on donné le droit de se défendre et contre qui ? À qui avons-nous retiré ce droit ? Elsa Dorlin constate que le droit à la légitime défense, droit naturel à la préservation de soi qui définit le sujet moderne, n’a été octroyé qu’à des groupes en situation de privilèges : les colons dans les Empires, les maîtres d’esclaves, les blancs pendant la ségrégation... Pendant ce temps là, d’autres en ont été exclu.e.s : femmes, esclaves, indigènes, homosexuel.le.s, jui.ve.f.s... Souvent, pour ne pas dire systématiquement, les diverses pratiques de défense de ces minorités étaient considérées comme de la pure violence.
Contrairement à la légitime défense, ce qu’Elsa Dorlin appelle autodéfense, est un ensemble de pratiques, individuelles ou collectives, menées par des personnes ou des groupes laissés absolument sans défense, et donc confrontés à une menace de mort ; des femmes et des hommes pour qui la violence était le seul moyen de survivre, la seule ressource vitale qui demeure. L’autodéfense, c’est rester en vie.
À travers son livre, Elsa Dorlin pose la question suivante : quelles sont ces vies qui restent sans défense ? Pour elle, il ne s’agit pas d’apprendre à se battre, mais de désapprendre à ne pas se battre. L’autodéfense devient ainsi, non pas le moyen d’obtenir une reconnaissance politique ou un statut, mais une façon de politiser directement les corps.
Ainsi, les réflexions développées par Elsa Dorlin s’inscrivent à nos yeux très clairement dans une logique de continuité avec celles abordées dans Le Monde Renversé. Là où Caliban et la sorcière nous permettait d’observer la mise en place d’un système politique répressif établi contre les femmes au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, et dont le point d’acmé était les chasses aux sorcières, Se Défendre nous offre une lisibilité sur les diverses possibilités de répondre à ce système patriarcal et aux différents rapports d’oppression encore existants.
Qu’est ce qu’un corps en résistance ? Qu’est ce qui va motiver un corps historiquement contraint à transformer sa peur en rage ?
Pour cette deuxième création, nous avons très concrètement mis en regard la pensée philosophique d’Elsa Dorlin avec notre expérience personnelle de l’auto-défense. Dès les prémices de notre recherche, nous avons entamé une collaboration avec Elodie Asorin, professeure de Wing Chun et d’autodéfense féministe. Le Wing chun, art martial du corps à corps, de combat rapproché, dérivé du Kung Fu, est, selon la légende chinoise, le seul art martial inventé par une femme, cette dernière voulant échapper au mariage forcé.
Dans Tiens ta garde, il ne s'agit pas tant de parler de la violence en soi, notion philosophique et morale souvent analysée de manière bien trop binaire, que de mettre en jeu la question précise que soulève Elsa Dorlin en terme d’autodéfense, de « réaction à », de « mouvement vis- à-vis de ».
Ainsi, notre procédé dramaturgique, guidé par Guillaume Cayet, a cette fois-ci été davantage constellaire que chronologique.
Elsa Dorlin nous tisse deux histoires parallèles de la violence, celle légale, exercée par l’Etat, le pouvoir ou les institutions et celle relevant de techniques plus empiriques, jugées illégitimes par ces mêmes institutions, développées par les personnes à qui l’on ôte le droit de se défendre, voire même d’être défendus.
En nous appuyant sur ces deux axes, nous avons dessiné une pure fiction où quatre jeunes femmes se retrouvent lors d’un week-end pour un premier stage d’autodéfense. Qu’il s’agisse de la « coach » Elo ou des trois participantes aux parcours fissurés, pour toutes c’est leur première fois.
Ensemble, dans une salle d’armes abandonnée et dédiée aux loisirs récréatifs d’hommes riches, elles font l’expérience du souffle, du contact, de l’endurance, du lâcher prise tout en regardant aux murs les fantômes des gravures qui bercent notre imaginaire lié au combat. Ensemble, elles vont reprendre l’espace, en retraçant le fil d’une histoire racontée cette fois-ci du point de vue des corps opprimés. La salle d’armes devient le lieu de la compréhension, de l’éclaircissement, de l’apprentissage en même temps qu’un atelier de peintres, un cabinet d’expérimentation du criminologue Cesare Lombroso, une cachette de députés de la Révolution Française, des rues de Londres en 1910 où combattent les suffragettes face aux forces de l’ordre... Entourées de ces vestiges, les quatre femmes vont rêver, cauchemarder, appeler des allié.e.s, rendre hommage aux Black Panthers, s’amuser des frontiersmen (ou pionniers) américains qu’elles feront bavarder avec John Locke ou des membres du KKK, elles feront résonner les voix de June Jordan, Monique Wittig, Paola Tabet...
En traversant les océans et les siècles, en passant de corps en corps, ce sont ces nombreux paradoxes de la notion de « défense de soi » que nous tentons de porter au plateau, grâce à une écriture fragmentée, nous faisons s’entrechoquer des pans de l’histoire de mouvements d’autodéfense choisis.
Evidemment le glissement entre la pensée philosophique d’Elsa Dorlin et l’im-pensé, encore très actuel, de la violence des femmes s’est opéré disons « en toute logique ». Ainsi, comme dans Le Monde Renversé, nous nous amusons encore ici à lever les barrières sur des distinctions de genre : féminité versus virilité, douceur versus force, engagement versus légèreté.
Nous prenons un malin plaisir à « farcer l’histoire » en esquissant vivement une galerie de portraits avec joie et dérision.
C’est ici d’ailleurs que réapparait notre collaboration avec Cécile Kretschmar pour les transformations physiques et l’invention des silhouettes.
Notre équipe reste d’ailleurs la même que celle de notre précédent spectacle mais s’agrandit en accueillant au plateau avec nous la comédienne Maybie Vareilles, en agrandissant l’équipe technique avec Juliette Romens à la création lumières et Emma Depoid à la scénographie.