Les oiseaux meurent facilement dans cette chambre est un objet singulier dans le travail du Grand Cerf Bleu, il en est une forme satellite. Il est porté par un seul des membres du trio, Jean-Baptiste Tur. Il propose de sortir de la démarche habituelle du collectif, en explorant une forme pluri-displinaire (danse, musique, texte) un autre rapport au texte (préexistant et poétique) aux spectateurs (dispositif immersif) et aux espaces de diffusion. La dimension sonore et musicale, présente dans les spectacles du Grand Cerf Bleu, est ici la base et le cadre, son importance dramaturgique est égale à celle des mots et des corps. Le processus de création se fait de façon collective avec l’ensemble de l’équipe du projet tant dans la réflexion dramaturgique que dans la recherche chorégraphique et musicale.
Note dramaturgique
Le texte
Pour écrire L’Arbre des tropiques, Yukio Mishima a puisé son inspiration d’un fait divers survenu en France, dans une riche famille d’aristocrates de province : Une femme, qui avait épousé un homme pour sa fortune, use d’un stratagème pour s’emparer de ses biens. D’abord, elle noue avec son fils une relation incestueuse. Puis, le manipulant, elle le pousse au meurtre de son père, dissimulé en accident. Mishima vît dans cette histoire, la source de ce qu’il appellera son « Electre japonaise », une tragédie de son époque. Il y ajoute les thématiques qui l’obsèdent (la mort, le sacrifice) ainsi que certains éléments autobiographiques.
Dans le huis clos d’une riche maison de campagne, Ikuko, une jeune fille gravement malade vit recluse dans sa chambre. C’est son dernier jour, ses dernières heures. Elle le sent, elle le sait. Mais elle ne veut pas partir sans faire justice : planifier avec son frère Isamu le meurtre de leur mère. Cette dernière, oisive, réduite à n’être qu’un objet de désir pour son mari, provoque son fils au parricide. Entre la mère et le fils, entre le frère et la sœur, se tendent des pulsions incestueuses. Un témoin assiste impuissant au naufrage de cette famille : la tante Nobuko, veuve, qui porte en elle la sagesse de celle qui a déjà tout perdu.
Chez Ikuko, on peut déceler le reflet de Mishima évoluant dans une société qu’il rejette. La maladie dont elle souffre n’est pas nommée. C’est l’injustice et la cupidité de sa mère qui selon elle, la ronge et lui ôte peu à peu la vie. Isamu, son frère, trahi son nom, qui signifie « courageux ». C’est un jeune homme qui ne travaille pas, n’étudie pas et qui, lorsqu’il n’est pas à la maison, passe son temps, solitaire, à bicyclette.
Mishima écrit ainsi une tragédie de l’intime. Comme dans toute tragédie, les personnages incarnent de façon individuelle et humaine des enjeux, des tabous, des pathologies universelles. Dans L’arbre des Tropiques, il s’attaque à la perte de l’enfance, aux dégâts de l’argent en tant que moteur de vie, à l’inceste, à l’impuissance face à la maladie et à la mort. Il y fait jouer les pulsions premières, l’antagonisme psychanalytique freudien : eros et thanatos, force de vie et de mort.
Ce qui nous a frappé dans ce texte et que nous voulons traiter c’est la question du mal au sens large. Elle a évidemment sa part d’intemporel mais trouve ici son origine non pas dans une profanation criminelle première (comme dans les grands mythes grecs) mais dans la soif du gain, de pouvoir, la cupidité comme poison incurable.
Mishima développe cette vision dans le Japon en pleine mutation des années soixante, qui bascule d’une société archaïque à un capitalisme libéral. Aujourd’hui cette ordre économique et social, au Japon ou en France, aux Etats-Unis ou en Chine, atteint son paroxysme, on pourrait même dire sa nécrose maladive. Il semble ne cesser de s’ancrer au plus profond des êtres et des corps. La multiplication des pathologies physiques (cancer) ou psychiques (dépression, angoisse, schizophrénie...) peuvent en être des symptômes révélateurs.
Avec Les Oiseaux meurent facilement dans cette chambre nous tentons d’interroger comment un mal social et économique peut devenir privé, intime, physique. Comment affronter sa propre mort, lorsqu’elle est physique, concrète, imminente et comment peut- on en arriver à souhaiter celle d’autrui y compris celle de ses proches ?
Adaptation
Nous adaptons le texte de Mishima pour se rapprocher de la sphère de l’intime, non par réécriture mais par sélection. Notre adaptation se concentre essentiellement autour du couple frère-sœur et à travers eux, de façon métonymique, les nœuds terribles qui ont pu se nouer dans cette famille. La chambre de malade apparaît à la fois comme cocon et déjà comme sanctuaire. La mort imminente d’Ikuko (Heidi-Eva Clavier) en fait une zone hors norme dans laquelle les tabous s’expriment, les deux enfants n’y sont déjà plus des êtres sociaux. Ils sont d’ailleurs totalement désocialisés : elle, du fait de sa maladie, et lui semble happé par une force d’inertie. Si Isamu (Clément Depérié) n’est pas malade physiquement son mal se traduit par une incapacité à exister par lui-même, à sortir du cadre familial, de la soumission à sa mère, de l’assistance à sa sœur. Peut-être ne voit-il pas quelle place il pourrait trouver dans une société qu’il sait, par son exemple familial, malsaine.
Des parents nous n’avons gardé que les scènes où il y a confrontation avec les enfants. Ils apparaissent à la fois dans leurs aspects coercitifs, manipulateurs, écrasants mais aussi dans leur propre emprisonnement : la mère soumise et abusée par son mari, le père pris à son propre mensonge d’une vie réglée par le profit et l’autoritarisme. Un seul acteur (Gabriel Tur) interprète successivement les deux personnages, sans passer par la composition, tentant plutôt de donner à voir l’ambivalence masqué-démasqué de ces figures dans leur rapport aux situations.
Enfin, nous conservons et transformons la présence de Nobuko, la tante. Ce n’est plus une vieille femme qui tricote mais une figure plus abstraite, un narrateur - coryphée, qui accompagne dans la tragédie, aussi bien la mourante que les spectateurs. Cette figure est incarnée par celui qui est aussi musicien (Thomas Delpérié), elle apporte une distance avec la situation présente, un décalage porteur d’humour ou de poésie face au déroulement terrifiant de l’action.