PROLOGUE
Une femme âgée porte un foulard noir très serré. Un visage de femme iranienne après la révolution islamique de Khomeiny ? Non, nous sommes en URSS dans les années 60. Mon arrière-grandmère ukrainienne, Olga, dans son village près de Kiev, pose à côté de son mari lui aussi coiffé.
Sur presque toutes les photos que je retrouve, d’autres femmes, amies du village et membres de la famille, presque aucune n’est « en cheveux »…
Sur cette photo, en arrière-plan, Barbara, ma grand-mère. Elle doit avoir 20 ans, c’est une des dernières images d’elle en Ukraine. Peu de temps après, elle sera déportée par les Allemands, dans un camp de travail près de Mannheim, elle y rencontrera mon grand-père, alsacien, qui faisait son Service du travail obligatoire. Arrivée en Alsace en 1945, elle n’est plus retournée en Ukraine, elle a appris l’alsacien, est devenue française mais n’a jamais parlé le français. Dans tous mes souvenirs d’enfance, je ne l’ai jamais vue, été comme hiver, sortir faire ses courses, à pied, sans son fichu noué sous le menton.
De l’autre côté de ma famille, Aziza, ma grand-mère paternelle tunisienne. Parmi les rares photos d’elle, celle-ci, prise le jour de son mariage, dans les années 40 : elle aussi a les cheveux dissimulés.
Là, nous sommes en 1977, ma mère me porte dans ses bras. Et je réalise qu’elle aussi a couvert ses cheveux.
Elle porte un petit foulard, noué dans la nuque, comme beaucoup de femmes le faisaient dans les années 70, par coquetterie, ou peut-être par une habitude ancienne qui n’avait pas disparu.
Française et Tunisienne, je suis née de ces pays qui auraient pu ne jamais être liés, de ces familles tissées ensemble par les événements de l’histoire, comme le sont tant de vies humaines. Je suis au point d’intersection des trajectoires de ces femmes qui ont en commun non pas d’avoir été voilées, le terme me semble anachronique, inapproprié, mais d’avoir dissimulé leurs cheveux comme une pratique quotidienne, silencieuse, inscrite dans l’ordre des choses simples de l’existence.
Ces tissus, foulards, fichus, sefsari, coiffes, que je retrouve sur presque toutes les images et souvenirs conservés de mes aïeules, tissent un lien sensible et charnel avec ces nouvelles figures, images de la « femme voilée » en France, dont je suis pourtant si éloignée.
Féministe et athée, je me sens malgré moi liée par des fils invisibles à ces corps de femmes qui se couvrent d’une manière ou d’une autre. Et c’est pour ces raisons, infimes, personnelles, ambiguës, souterraines, que je décide de faire ce spectacle.
INTENTION
La «femme voilée » est devenue une image particulièrement visible et hautement sensible puisqu’elle suscite de nombreux affects : curiosité, incompréhension, peur, fascination ou rejet. Mais que voyons-nous au juste lorsque nous parlons du voile ? Comment regardons-nous celles qui le portent ? Avec quelle mémoire, quels désirs, quels imaginaires ? Quels affects sont déclenchés par ces images ?
CE QUI NOUS REGARDE est la tentative d’un théâtre à la fois documentaire et subjectif, visuel et poétique, qui interroge non pas le voile mais les regards que nous portons sur le voile, en travaillant sur les formes qu’il déploie sur un corps, les images nouvelles qu’il produit, les mémoires qu’il convoque.
Ce spectacle s’inscrit dans le travail d’exploration des imaginaires contemporains que je mène depuis la création de la compagnie en 2004. Pour la première fois je ne partirai pas d’un texte d’auteur vivant mais d’un travail de montage et d’écriture collective au plateau qui réunit toute l’équipe artistique.