Note d'intention de Vanasay Khamphommala

Malraux disait de la culture qu’elle était le plus court chemin de l’homme à l’homme. Mais suite au confinement lié au coronavirus et à la mise en place de mesures de distanciation sociale, la proximité a mauvaise presse, et le bouleversement des contextes économiques, écologiques et sanitaires nous oblige à réinterroger en profondeur nos pratiques culturelles.
Il faut réapprendre à s’apprivoiser. Revenir aux fondamentaux. Chanter. Manger.

Nous ne pouvons plus nous rassembler. Nous prenons des risques en nous rapprochant. Nos projets sont confrontés à l’évolution incertaine de la crise sanitaire, qui rendent nos projections pour le futur optimistes au mieux, anxiogènes souvent. Que pouvons-nous faire, ici et maintenant ?

Je n’ai pas pu, pendant le confinement que j’ai passé seule à Tours, produire des contenus numériques, parce qu’ils m’obligeaient à mettre le nez dans un monde virtuel qui me faisait ressentir d’autant plus l’absence de contact réel (concrètement, je n’ai touché personne depuis deux mois). Au lieu de ça, j’ai chanté pour moi-même, faute de pouvoir chanter pour d’autres. J’ai cuisiné, beaucoup, en attendant avec impatience le moment où je pourrais de nouveau partager un repas avec quelqu’un. J’ai mis des jupes. Et j’ai lu des essais d’ethnologie sur les pratiques musicales en milieu rural au Laos (où mon père est né), dans lequel il n’existe pas de statut professionnel pour les musiciens.

[Les musiciens] ne sont pas invités aux célébrations en tant que moo-khap [chanteurs de khap], mais en tant que membres de la communauté. [...] [I]ls ne sont pas engagés afin de divertir les convives mais conviés à la fête dans l’espoir que l’ambiance qui y règne les pousse à chanter. En remerciement pour leur interprétation, les moo-khap bénéficient davantage d’un traitement spécial ou d’une forme de dédommagement (double ration de nourriture et d’alcool), que d’une véritable rémunération1.

Derrière cet échange simple (de la musique en échange d’un repas) se pose une question cruciale au moment où nous nous apprêtons à reprendre contact les un·e·s avec les autres : la question de la sociabilité.

Je viens chanter chez toi toute nue en échange d’un repas est avant tout une proposition pour reprendre contact. Cette performance interroge les nouvelles modalités de sociabilité, la fonction et la valeur de nos pratiques artistiques dans le contexte de l’après-coronavirus. Pour cela, il est impératif de faire radicalement simple. Elle consiste à interpréter quelques chansons chez quelqu’un avant de partager un repas. Je me déplace en transport en commun ou à pied avec mes instruments (ukuleles, pédale de boucle, micro et ampli) dans une valise. Nous partageons ce moment. Je repars après manger.

La performance a été conçue pour s’adapter au contexte particulier dans lequel elle va être créée. Prévue pour un public restreint, elle minimise les expositions aux risques sanitaires et permet le respect des gestes barrières. Elle intègre les nouvelles données économiques et environnementales, n’implique aucune transaction financière, et s’efforce de réduire au maximum son empreinte écologique. Il ne s’agit pas là de s’inscrire dans une logique bienpensante, mais de s’interroger sur d’autres contextes possibles de pratiques culturelles et de cerner au plus près ce qui se joue artistiquement et humainement dans l’échange qui a lieu durant la performance.

La crise du coronavirus est une crise collective et mondiale. Mais du point de vue de nos expériences personnelles, elle est d’abord une crise intime à laquelle chacun·e d’entre nous est confronté·e. Le travail de Lapsus chevelü porte justement sur cette articulation, sur notre capacité à mettre en commun nos intimités, à interroger leurs points de contact et leurs singularités inaliénables. Je viens chanter chez toi toute nue en échange d’un repas, par ce que la performance a de particulier dans son dispositif, par ce qu’elle engage d’intimité de part et d’autre, s’inscrit jusqu’au bout dans cette démarche.

1 Marie-Pierre Lissoir. Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux : étude ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos. Thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles / Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 2015.

Mai 2020