L’OUÏE : le sens du son
Organe de perception et de réception des bruits du monde.
OUÏE (fine) :
« Les ondes vibratoires sont traduites par l’oreille en influx nerveux informatifs. C’est une perception psycho-affective des hauteurs, des sonies et des timbres, tournée vers l’extérieur ». La cigale mâle pour ne pas se rendre sourde en chantant à plus de 80 décibels, plisse ses tympans afin de se protéger contre l’intensité de cette puissance sonore autoproduite.
Le mot « ouïe » en linguistique est un hiatus (succession de deux voyelles appartenant à deux syllabes différentes). La consonne, qui est une façon que l'air expiratoire rencontre un obstacle dans le système phonatoire, en est absente.
OUÏE est une interjection du tympan à l’écoute du hiatus et de l’absence de consonne. Le grand OUÏE est un détournement de la notion nietzschéenne de l’Amor Fati (amour de ce qui arrive ou grand oui) qui prône un consentement créateur au jeu et aux métamorphoses des réalités.
Écouter, acoustiquer, entendre, ouïr
Le bruit de fond qui toujours subsiste sera au moins de 12 dB ce qui correspond à la respiration du public qui résonne sur les murs.
« J’entendrai des regards que vous croirez muets ». Britannicus (1669), II, 3, Néron Jean Racine
Un corps qui écoute est comme suspendu, en réception et en cours d’imprégnation. Pour l’acuité auditive, il est nécessaire de se taire et de prêter l’oreille, peut-être même de fermer les yeux. Comment « spectaculariser » cette action ?
L’audition est le seul sens qui jamais ne s’endort. Toujours prêt à nous prévenir en cas de danger. Avec sa capacité de focaliser au loin, c’est le premier sens avertisseur. Accompagné de raison, elle cherche la source, la provenance du son, sa causalité. De plus, l’audition domestiquée par les habitudes d’écoute et les jalons perceptifs, par cette faculté humaine qui est de reconnaître plutôt que de distinguer, de se raccrocher au connu plutôt qu’à l’inouï, frotte avec le pouvoir d’émerveillement du clown : aimer plus que comprendre, goûter plutôt que chercher à savoir. Apprécier le son-bruit dans sa consistance, sa granularité et son déployé. Donner à entendre est une des gageures de ce spectacle.
Entre le tumulte du monde, la pollution sonore ou le bruit sont à différencier des bruits au pluriel qui ont leur singularité parfois familière et réconfortante. Quoiqu’il en soit, l’oreille réceptacle de l’époque est la porte ouverte aux on-dit, aux ouï-dire, aux idées toutes faites et aux airs du temps.
La puissance d’évocation du son et sa narrativité intrinsèque nourrissent la propension du clown à ouvrir l’imaginaire, à créer des mondes dans le monde. En forme de transition entre la réception et l’émission du son, convoquons Jean-Pierre Verheggen, poète belge et truculent qui introduit deux notions dans ses « opéras bouches » : la ouissance, jouissance de l’oreille et par l’oreille et la languedicapée ; la difficulté du dire et de sortir de l’approximation.
LA LANGUE : le sens de la saveur
Organe de perception des goûts dans la bouche.
LANGUE (châtiée) Mastication, déglutition, dégustation.
Elle est au début de la digestion, en linéarité du système d’assimilation des aliments et des idées, avant que leur goût se perde en nous. Phonation. Elle sert à se produire et à se prononcer. Elle construit un système de signes linguistiques, vocaux qui semble aider l’humain à s’émanciper du grognement. La langue, sa musique et sa texture, interpelle le clown qui la tord, le pouvoir de qui la détient et son pouvoir de manipulation excite le bouffon qui la tire.
La communication et la musique de la langue
L’homme en voulant communiquer crée une musique composée avant tout par l’instrument du corps et ses résonateurs, mue par l’expression du visage et du langage corporel. La communication est avant tout le son de la voix et ses intonations puis en dernière instance la signification des mots. Aussi vrai que le plus significatif n’est pas ce que je dis mais comment je le dis. Ces réflexions sont issues de la recherche sur la communication non verbale et verbale. Ce qui nous intéresse c’est de remettre le clown à l’origine de son instrument, ou comment l’air vocal devient phone, puis gromelot, puis logos. La langue comme matière. La musique serait comme l’ensemble des variations de hauteur, de voyelles, formant la courbe mélodique du langage. Le chant de la langue serait donc avant tout intonatif et tonal. La consonne composerait le rythme par ses accents démarcatifs. C’est aussi interroger la musique et ses présupposés, mettre en forme les bruits, les sons et leurs pouvoirs évocateurs. L’éloquence de « Ouïe » chemine joyeusement à travers sifflements, chuintements, murmures, susurrements, gazouillis, bourdonnements, chuchotements, marmonnements, ronchonnements, cris, hurlements, râles et plaintes, grommellements, ramages, halètements, gémissements, grognements, grondements, acclamations, pleurnicheries ou geignardises, lamentations, braillements, piaillements, beuglements, glapissements, vociférations, rugissements, trilles et arpèges, craquements et claquements, bruissements, babil, vocalises et discours, comme qui dirait l’ambitus entre la lallation (jeu verbal préparatoire à l’usage correct de la parole) et l’argutie (raisonnement ingénieux et subtil). Nous jouons allègrement du quiproquo, de l’hypercorrection, des lapalissades, des truismes et autres tautologies, des paronymies, des janotismes et autres glissades syntaxiques.
L’amplification
Après la leçon de la tour de Babel, l’homme n’ayant toujours pas compris, Dieu mit une grosse baffle à la terre. Deux clowns débarquent dans un espace condamné à l’amplification des sons.
AMPLIFIER (définition) :
« Augmenter l’intensité, la quantité ou l’importance. » Le clown n’est-il pas déjà une amplification ? Une sorte d’exhausteur d’humanité ? Qu’est-ce qu’il advient si on amplifie un clown ? Si on amplifie l’amplifié ? Le théâtre dans sa mise en forme romance le monde et intensifie certains de ses traits, c’est aussi une sorte d’amplification. L’auteur vient de « augere » qui veut dire « accroître » et les personnages qu’il crée, viennent du latin « per sonar » autrement dit « pour sonner » qui, à l’origine était une invention d’un système de conduction du son placé dans le masque afin d’amplifier la voix de l’acteur.
La rencontre entre Ludor Citrik et Le Pollu
Ce spectacle, en préfiguration, est la rencontre de deux acteurs de la jubilation : Camille Perrin, figure emblématique de Brounïak, compagnie de musique spectaculée et créateur du clown Le Pollu et de Ludor Citrik, clown bouffon, alias Cédric Paga qui depuis 25 ans questionne les arts clownesques. Cette rencontre s’est faite lors de deux résidences organisées par CIEL (CIrque En Lorraine), à Artopie (Meisenthal, 57) par l’intermédiaire de Scènes et Territoires en Lorraine (Maxéville, 54) et à La Kulturfabrik (Luxembourg). Ces deux semaines ont permis la rencontre improvisée entre Le Pollu et Ludor ainsi qu’un début de recherche sur le travail du son.